mardi 26 octobre 2021

 

Folie douce

Pour ses 60 ans d’existence, Scènes de chasse en Bavière a décidé de rassembler son monde pour une bamboche à tout casser. Jusque là, ça sonne comme un pot du C. E. Sauf que le journal a investi dans un manoir abandonné du 18ème et invité la caravane de l’étrange à défiler sous les moulures. Pas étonnant quand on connaît les penchants du magazine écolo-gaucho-poético-foutraque…

« C’est obligé de donner son téléphone ? » Visiblement. 22h00, un soir de septembre, quelque part entre Nantes et Angers, des dizaines de timbrés attendent de pouvoir embarquer dans des 4x4 de l’armée française retapés par des vétérans d’Irak. Redis-moi ça ? Comme à l’époque des raves, les organisateurs ont textoté l’heure et le lieu du rendez-vous à la dernière minute. « Ce qu’on va faire cette nuit est pas vraiment légal » avoue « Verneuil », l’une des plumes de Scènes de chasse en Bavière. « Et puis chacun doit profiter de l’instant sans penser à son image sur les réseaux sociaux. En un mot, se fabriquer des souvenirs et se demander jusqu’à la fin : est-ce que j’ai rêvé ? »» Après vingt minutes de rallye-raid à travers les sous-bois, les fêtards découvrent une « folie », un manoir abandonné des bords de Loire, dernier vestige de la traite négrière. Dans la grande salle de bal envahie par le lierre, sous une bâche à tête de cerf, un DJ envoie la sauce. Et sur le parquet en vrac, 300 zozos chantent et dansent dans une ambiance de décadence : au choix, une famille de Bohémiens, des artistes d’art brut, ou un naufragé volontaire qui provoque des hourras en montrant ses morsures de requins. Et puis des chats, des chats et encore des chats…

« Scènes de chasse en Bavière est un fanzine ouvert à tous ceux qui ont du cœur ou du talent. Ce soir, tu as de tout : des guides de haute montagne, un groupe d’études sur le LSD ou le descendant de celui qui a dessiné le drapeau suisse en 1889. » Tu lui diras de ma part que son arrière-arrière-arrière s’est pas foulé. Oh mais regarde, y’a aussi des gens connus ! C’est pas… ? « Connu, pas connu, ça veut rien dire. Ici, tous les membres sont au même plan, c’est une famille. On s’appelle par des surnoms. La fille là-bas, c’est Santa-Cruz. Et le SDF qui lui déclame des vers, c’est Zeus… Quand on se croise dehors, on fait semblant de pas se connaître. Pour le reste, on a une messagerie secrète. » Question perso : comment il s’est retrouvé là, le SDF, à faire le joli-cœur à 350 bornes de sa bouche de métro ? « C’est le typographe qui a dessiné la police de caractère des panneaux routiers français : autoroutes, nationales, départementales… A force de voir son œuvre à tous les coins de rue, il a tourné… Et il a postulé chez nous. » C’est bien de le reconnaître. « Et il est traité comme tous les autres. De toutes façons, au rituel d’intronisation, tu viens… tout nu. » Genre, la teub et tout ? « Voilà. Tu tombes les masques et tu oublies l’orgueil, les comptes en banque et les médailles. Ce soir, sois pas surpris, tu devrais croiser des naturistes. Chez nous, on juge pas. » Bingo : autour du buffet dressé sur une table Henri II, trois chercheurs s’agrippent sur le revenu universel, nibards et zob à l’air.

Mais au fait, ça vient d’où Scènes de chasse en Bavière ? « Scènes de chasse naît dans les années 60, entre la France, la Belgique et la Suisse, à l’initiative de marginaux, d’artistes et de philanthropes » raconte Bastien Seguy, historien des médias et spécialiste de la presse alternative. « Ça correspond aux mouvements de contestation un peu partout dans le monde : le Vietnam, la décolonisation, mai 68… Pour se retrouver, les fondateurs squattaient les bancs de la fac, les stades ou les concerts punk. L’idée, diffuser le savoir et le beau, gratuitement, pour élever l’être humain. Les lecteurs passaient au journal ou on leur expédiait, sans rien demander en retour. Soixante ans plus tard, c’est le même business plan, si on peut dire : des bureaux partout dans le monde, au fond d’une abbaye du 13ème siècle ou d’un chalutier battant pavillon russe. Des fonds propres et surtout pas de pub. » Et sinon, on trouve quoi dans Scènes de chasse ? Le classement des villes où il fait bon vivre en 2021 ? « Plutôt des précis d’horticulture , des faits-divers étranges et des appels à l’abstention électorale. De l’écologie, du féminisme. Des infos pratiques dans plusieurs langues et patois, des recettes de cocktail, des dialogues de grands films… Des encouragements à jouir ou à partir aux sports d’hiver. Le tout richement illustré par des graveurs ou des aquarellistes. Plus tard, Scènes de chasse en Bavière s’est décliné : Taille la route en Bavière, un magazine autoroutier, Scènes de chasse en week-end, sur la culture et les loisirs… »

C’est bien joli tout ça, sauf que mon libraire en a jamais vu la couleur ! Pour lui, Scènes de chasse en Bavière, c’est un canard coincé entre Gibier mon amour et un porno allemand. « C’est bien ça le problème » ajoute Patricia Mohand-Siboni, conférencière et auteure de Fanzines, l’autre presse. « Jusqu’aux années 2000 et l’ère du numérique, on a peu de traces du magazine : il y a bien quelques images de bouclages ou un documentaire audio sur les volcanologues Maurice et Katia Kraft en 1992… mais côté papier, rien ou presque. Il ne faut pas oublier que dans les dictatures, le fanzine circulait sous le manteau. Une fois qu’il était lu, il était souvent détruit. Pour jeter un œil aux anciens numéros, la rumeur parle d’un silo à grains, quelque part en Sicile, reconverti en salle d’archives… En tout cas, les collectionneurs se les arrachent à prix d’or » Et les nouveaux numéros ? Ça vaut du blé ? « Oui mais attention à l’enfumage. Même si l’Histoire de Scènes de chasse a du panache, ce n’est plus ce que ça a été. Aujourd’hui, c’est très peu lu. Et puis c’est très élitiste, quoiqu’en dise le message d’ouverture. Quant au discours « anti-pouvoir », c’est finalement assez convenu… On est loin de l’époque où le journal faisait tomber des présidents. » Ce qui n’a pas l’air de défriser les b-boys en survêtes, occupés à zieuter les sculptures du manoir à la lumière des torches. Pour Seguy, l’historien, « Même si sa diffusion est faible, l’influence de SDCEB est certaine, encore aujourd’hui : certaines avancées sociales comme la Couverture Maladie Universelle ou le Mariage pour tous sont nées des réflexions du magazine. Avant ça, Jack Lang a beaucoup échangé avec les rédacteurs de Scènes de chasse quand il est arrivé au ministère de la Culture. » Sans parler des actions chocs comme la libération des chevaux de la Garde républicaine ! En janvier dernier, en pleine affaire des dadas mutilés, ils déboulent en plein jour, déguisés en vétérinaires du ministère de la Défense, faux papiers à l’appui. Là, ils font monter les canassons dans des camions spéciaux… sans jamais les ramener. Aujourd’hui, nos amis à quatre pattes se la coulent douce derrière la frontière espagnole. « Et puis il y a l’aspect social aussi : on sait qu’ils alimentent les caisses de solidarité des grévistes ou des soignants. Certains diront que c’est pour l’image, mais au final, ça aide. » Soudain, le DJ envoie un rythme afro à faire trembler les lustres. Au milieu des teufeurs, une presse artisanale descend sur le parquet. Dehors, les rédacteurs ouvrent les portes d’un fourgon du Tour de France et chopent des jerrycans. Vous allez foutre le feu à la baraque ? T’as raison, c’est pas très légal… « Non, non, t’inquiète pas, c’est de l’encre ! »

Lendemain matin, 9h00 : trois bagnoles de la gendarmerie d’Ancenis, alertée par des joggeurs, débarquent à la folie. Dans la salle de bal, les fêtards ont taillé, emportant avec eux le dernier exemplaire du journal, imprimé dans la nuit. Par terre, des impressions ratées d’une comptine alsacienne. Sur la table Henri II, un chat tigré termine un reste du buffet, le pif dans une assiette en porcelaine. Autour de son cou, un collier rouge… et une médaille à tête de cerf.